NAVIGATION RAPIDE : » Index » ECONOMIE » POLITIQUE éCONOMIQUE » L effondrement du projet socialiste L'économie de croissance et la chute de l'étatisme socialiste
La naissance de l'économie de croissance Mais le projet socialiste - plus précisément sa forme étatiste, seule à avoir été essayée historiquement (sa version libertaire n'a jamais été mise à l'épreuve) - n'a été qu'une bataille dans la guerre entre la tradition de la démocratie/autonomie et celle de l'hétéronomie. Son écroulement ne marque pas la «fin de l'Histoire », mais simplement l'échec de cette tentative particulière de créer une société autonome. L'effondrement du projet socialiste n'est que la dislocation de ce que nous appellerons Vétaiisme socialiste : la tradition historique qui avait pour but la conquête du pouvoir d'État par des moyens légaux ou révolutionnaires - point de passage obligé, selon elle, pour transformer radicalement la société. Il convient de souligner aussi qu'avant même la dislocation réelle de l'étatisme socialiste, il était déjà évident pour de nombreux esprits à gauche qu'il y avait une incompatibilité fondamentale entre son projet et l'aspiration au partage égalitaire du pouvoir politique, économique et social entre tous les citoyens. L'appropriation et la gestion des ressources économiques par l'État, même quand elles ont apporté la sécurité de l'emploi et beaucoup amélioré la répartition des revenus et des richesses, se sont rélées inaptes à créer les conditions de la démocratie économique, du partage à égalité du pouvoir économique - sans parler du pouvoir politique. Et l'étatisme socialiste n'a pas non plus fait sensiblement avancer la démocratie dans la société - au foyer, sur le lieu de travail, dans les élissements d'enseignement, etc. Pour analyser les raisons de l'effondrement du projet socialiste, il faut partir de ce constat : l'idéologie socialiste et la forme prise par les sociétés « socialistes » créées au XXe siècle sont intrinsèquement liées à l'idéologie de la croissance et à l'économie de croissance. Les économies capitaliste et « socialiste » sont en effet des sous-types de l'économie de croissance, c'est-à-dire d'un système d'organisation économique orienté, soit « objectivement », soit délibérément, vers la maximisation de la croissance. Mais comment l'économie de croissance est-elle apparue ? Examinons l'interaction des facteurs « objectif» et « subjectif» qui a présidé à sa naissance. Le facteur objectif, c'est la dynamique « croitre ou mourir » de l'économie de marché. Le facteur subjectif, c'est l'influence de l'idéologie de la croissance. Dans la problématique de ce livre, et contrairement à ce qu'affirment la plupart des courants du mouvement vert, l'idéologie de la croissance - qu'on peut simplement définir comme l'idéologie fondée sur cette signification imaginaire sociale : « La croissance illimitée de la production et des forces productives est défait le but central de la vie humaine1 » - n'est pas la cause unique ni même principale de l'apparition de l'économie de croissance. Elle a simplement servi à justifier «objectivement» l'économie de marché et sa dynamique, qui conduisaient inévilement à l'économie de croissance capitaliste. Ce qui n'est pas sans conséquence pour formuler la question centrale qui se pose à nous aujourd'hui. Il ne s'agit pas simplement de changer nos valeurs, comme le soutiennent naïvement certains Verts radicaux, ni même de condamner la croissance économique en soi. La question clé est tout autre : comment créer une société nouvelle d'où seraient exclues la domination institutionnalisée de l'être humain sur l'être humain et l'idée, qui en découle, de domination de la nature ? Cette interrogation-là nous conduira à une conclusion claire : ce n'est pas seulement l'idéologie de la croissance qu'il faut abandonner, c'est l'économie de marché elle-même. Les facteurs objectif et subjectif n'ont pas contribué dans les mêmes proportions à l'émergence des deux types d'économie de croissance. Le facteur objectif a pesé particulièrement lourd dans la naissance et la reproduction de l'économie de croissance capitaliste. Il n'a joué pratiquement aucun rôle dans la naissance de l'économie de croissance « socialiste », mais il a été important pour sa reproduction. Inversement, le rôle du facteur subjectif- les « valeurs » de la croissance — a été purement idéologique dans l'économie de croissance capitaliste (il a justifié l'économie de marché émergente), mais crucial dans la naissance et la reproduction de l'économie de croissance «socialiste»: les Lumières avaient assimilé le Progrès au développement des forces productives, et leurs idées ont beaucoup influencé le mouvement socialiste naissant. Les deux types d'économie de croissance L'avènement du « socialisme réel » a créé un second type d'économie de croissance, où la croissance économique n'était pas le sous-produit de la dynamique de l'économie de marché, comme dans l'économie de croissance capitaliste, mais un objectif politique délibéré. Dans ces deux types d'économie de croissance, et dans la forme hybride qu'est la social-démocratie, les moyens sont différents mais la fin est la même : maximiser la croissance. Toutefois, la compatibilité entre la fin et les moyens est bien moindre dans le type socialiste que dans le type capitaliste - et c'est cela, en réalité, qui a provoqué l'éclipsé de l'économie de croissance socialiste. Comme nous l'avons vu au chapitre 1, la marchéisation et la croissance nourrie par la concurrence ont été, historiquement, les deux traits fondamentaux du système de l'économie de marché. La production mécanisée opérant dans le cadre de la propriété et de la gestion pries des moyens de production les suscite nécessairement : la marchéisation résulte des efforts des maitres de l'économie de marché pour réduire au minimum les contrôles sociaux sur les marchés ; la croissance, du processus micro-économique de recherche du profit par amélioration continue de l'efficacité. La théorie économique, tant orthodoxe que marxiste, démontre que, pour stimuler au maximum la croissance et l'efficacité, il est essentiel d'accroitre sans cesse la division du travail, la spécialisation et l'étendue du marché. Voilà pourquoi la technologie moderne a toujours été conçue pour maximiser l'efficacité en poussant plus loin la division du travail et la spécialisation, sans se soucier des conséquences globales pour l'économie et la société. La croissance, le renforcement de la division du travail et l'exploitation des avantages atifs obligent, par exemple, à rompre avec le principe d'indépendance économique, avec l'économie autocentrée. Mais cette rupture a des répercussions considérables sur l'économie (chômage, pauvreté, crise dans l'économie de marché; irrationalité économique dans le socialisme), la culture (désintégration des liens sociaux et des valeurs communes), la société en général (rétrécissement radical de l'autonomie individuelle et collective) et, nous le verrons, l'environnement. Pour la propriété, tant sa forme capitaliste (prie) que sa forme socialiste (d'État) orientent le processus de production vers la satisfaction d'intérêts partiels, puisque toutes deux octroient à une minorité le droit de le contrôler. Directement dans le premier cas : la propriété prie reconnait ouvertement ce droit à la minorité capitaliste. Indirectement dans le second : la propriété d'État conférait des prérogatives ables à l'élite bureaucratique des pays du « socialisme réel ». Pour le mécanisme d'allocation des ressources, tant le marché que la ification mettent une poignée d'individus en position privilégiée aux dépens de l'écrasante majorité. Mais en économie de croissance capitaliste, la concentration du pouvoir économique entre les mains de l'élite capitaliste s'effectue « automatiquement », par la répartition inégale du revenu qui résulte du fonctionnement même de l'économie de marché. En économie de croissance socialiste, la concentration du pouvoir économique entre les mains de l'élite bureaucratique passe par une autre concentration chez cette même minorité : celle du pouvoir politique, qui assure sa mainmise sur l'attribution ifiée des ressources. Donc, comme la concentration « socialiste » du pouvoir est un effet secondaire quand le socialisme s'incarne politiquement dans la « démocratie » soviétique et économiquement dans la ification centrale, la concentration capitaliste du pouvoir est elle aussi un effet secondaire quand le libéralisme prend respectivement, à ces deux niveaux, la forme de la « démocratie » représentative et de l'économie de marché. Dans les deux cas, la concentration du pouvoir est justifiée par l'idéologie, directement pour le marxisme, indirectement pour le libéralisme. Le premier l'estime incontournable pendant la période de « transition » vers le communisme ; le second ne la juge pas incompatible, tant qu'elle est « légale », avec le principe libéral fondamental de «primauté de l'individu», même si elle nie l'universalité de ce principe. La conclusion est claire : il n'est pas vrai que le « socialisme réel » conduise à la libération des êtres humains, et il n'est pas vrai non plus que le « capitalisme réel » assure la primauté de l'individu. La distinction effectuée dans cet ouvrage entre économie de croissance capitaliste et économie de croissance socialiste repose évidemment sur le mode d'allocation des ressources économiques, non sur la nature des régimes. Précision particulièrement importante pour les régimes du « socialisme réel », qui ne peuvent certes pas être définis comme socialistes, même à l'aune des critères du marxisme classique2. En économie de croissance capitaliste, on laisse le mécanisme des prix déterminer la croissance et régler les problèmes économiques fondamentaux (que produire, comment et pour qui ?). En économie de croissance socialiste, la plupart de ces décisions sont prises dans le cadre d'un mécanisme de ification centralisée. En vertu de ce distinguo, nous allons ranger sous la rubrique « économie de croissance capitaliste » les économies de croissance occidentales qui se sont essentiellement épanouies après la Seconde Guerre mondiale et ont revêtu soit une forme social-démocrate (pendant la modernité étatiste), soit la forme néolibérale actuelle ; et sous la rubrique « économie de croissance socialiste», les systèmes économiques d'avant 1989 à l'Est, dans les pays du « socialisme réel ». Cette distinction est nécessaire : même si la propriété - notamment la gestion directe des moyens de production - n'était que formellement sociale dans l'économie de croissance socialiste, le fait que l'attribution des ressources s'effectuait essentiellement par la ification centralisée et non par le mécanisme des prix constitue une différence qualitative importante. Alors que dans l'économie de croissance capitaliste (et dans l'« économie socialiste de marché ») l'objectif « croissance » et les buts intermédiaires (efficacité, compétitivité) viennent « de l'intérieur » - de la logique et de la dynamique du système lui-même -, dans l'économie de croissance socialiste les mêmes fins sont imposées «de l'extérieur», par les décisions politiques des bureaucrates du Parti qui dirigent la ification. Autrement dit, il est concevable qu'une économie ifiée puisse poursuivre des objectifs différents de ceux d'une économie de marché. Un certain niveau de développement des forces productives sera toujours nécessaire, au moins pour satisfaire les besoins de base de tous les citoyens, mais cela n'impose pas de rivaliser avec l'économie de croissance capitaliste dans une lutte pour maximiser la croissance (le slogan soviétique était : « rattraper et dépasser l'Amérique »), avec ce qu'induit cette lutte : le besoin constant d'améliorer l'efficacité. Donc, si l'économie de croissance est dans le cas capitaliste le résultat inélucle des mécanismes de l'économie de marché au niveau micro-économique, elle constitue simplement dans le cas socialiste l'objectif choisi au niveau macro-économique. En dépit de cette différence de base, les deux types d'économie de croissance partagent de nombreux traits, dont deux particulièrement importants : la concentration du pouvoir économique et les dégats écologiques. Si ces caractéristiques se retrouvent dans les deux versions, c'est parce qu'elles ont en commun un objectif intermédiaire : Y efficacité. Celle-ci, dans les deux systèmes, est définie en fonction de critères techno-économiques étroits — la minimisation des intrants et la maximisation du produit -, non sur la base de la satisfaction des besoins humains, qui est censée être le but d'un système économique3. Donc, même si la concentration du pouvoir économique dans l'économie de croissance socialiste résulte essentiellement de celle du pouvoir politique entre les mains des élites du Parti et non du fonctionnement « automatique » du système économique, l'objectif retenu, maximiser la croissance et l'efficacité, a imposé l'usage des mêmes méthodes de production à l'Est et à l'Ouest. Et comme le concept d'efficacité économique que partagent les deux systèmes ne tient aucun compte des « externalités » du processus économique, notamment des effets négatifs de la croissance sur l'environnement, le résultat net, c'est le désastre écologique général que l'on constate aujourd'hui sur toute la ète.
Le premier trait fondamental du système de l'économie de marché, la marchéisation, avait divisé l'intelligentsia de l'ère industrielle et suscité les deux grands mouvements politiques et théoriques, le libéralisme et le socialisme (voir chapitre 1). Aucune scission able n'a eu lieu au sujet du second, la croissance économique. Celle-ci est devenue un élément central du paradigme social dominant (le système de croyances, d'idées et de valeurs associé aux institutions politiques, économiques et sociales) dans les versions tant capitaliste que socialiste de l'économie de croissance. La croissance économique est devenue un objectif libéral et socialiste, bien qu'elle soit intrinsèquement liée à l'économie de marché et que les élites dirigeantes des pays du « socialisme réel » aient remplacé celle-ci par la ification centralisée. |
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